Économie

Misère, sous-développement, pauvreté

La Croix 10/4/1969

 

Ne confond-on pas trop souvent, à propos du tiers-monde, trois réalités pourtant différentes : misère, sous-développement, pauvreté ? Cette confusion ne risque-t-elle pas de nous entraîner à des erreurs dans l'action ?

Hélas ! En plusieurs pays du tiers-monde, la misère prend figure de mal indéracinable. Il m'est advenu, dans certaines régions de l'Inde, d'en perdre cœur : une misère telle que la vue n'en est pas supportable quand les « intouchables » se pressent autour du seul puits dont on leur permet l'accès, bien entendu le premier tari. Le mot « intouchable » dont nous usons est d'ailleurs une traduction euphémique : le vrai sens est « immonde », pris dans son acception étymologique. Une telle situation de misère ne relève pas directement des actions de développement. Un tel excès d'abjection, l'écrasement de structures sociologiques de refus leur ôtent prise. Dans un tel contexte, les actions évoquent toujours un peu les ridicules jardins d'enfants, dont, aux environs de Dehli, on a doté des villages faméliques avec leurs dérisoires portiques, leurs balançoires, leurs toboggans métalliques que regardent, sans oser entrer, les gamins au ventre gonflé48. Devant une misère aussi absolue que celles des Indes ou de quelques autres points du tiers-monde, le seul remède est le don. Devant la faim, il doit précéder toute autre entreprise.

Mais cette misère ne doit pas être confondue ni avec les sous-développement ni avec la pauvreté. Méfions-nous des statistiques (l'OCDE en a produit une) où les peuples du tiers-monde sont classés d'après leur niveau de vie. Un pays peut être pauvre sans être sous-développé : tel l'Islande. Le niveau de vie y est faible, mais une certaine harmonie de l'existence, l'emploi judicieux de ressources maigres, un régime social équilibré interdisent de parler à son sujet de sous-développement. Parallèlement, la principauté du Koweit, dans le golfe Persique, est, grâce aux rentes pétrolières, le pays du plus gros revenu par habitant. Nul ne prétendra qu'il est développé. La locution même de sous-développement constitue parfois quelque chose comme une offense : je songe aux deltas du Sud-Est asiatique où 500 habitants parviennent à vivre sur un kilomètre carré de rizière, pratiquant depuis des millénaires une agriculture tellement élaborée que si nos experts s'en mêlaient, ils n'apporteraient que dégradation. Et cette réussite rurale a permis, sur le plan culturel et civique, la commune indochinoise dont la qualité vaut la cité grecque. Parentés de civilisations des peuples pauvres ? La Grèce était pauvre. Par nécessité et non par esthétique, les hommes y vivaient nus. Les hommes du Moyen-Age étaient pauvres qui ont bâti la basilique romane et la cathédrale gothique. Les vraies merveilles du monde sont nées des pauvres. Laissons donc de côté, pour ces peuples, la notion de sous-développement.

Celui-ci me paraît un phénomène tout autre. Il ne se définit pas par la pauvreté, mais par des déséquilibres économiques dus à une rencontre trop brusque entre l'économie de cueillette et de troc, et l'économie monétaire, entre la société communautaire des tribus, et notre société individualiste. Rencontre trop brusque qu'a poursuivie (et compliquée) une cohabitation, non seulement avec l'Européen, mais avec ces hommes qui, évadés – parfois au prix d'un grand courage – de l'univers de la tradition, ont tendance à adopter en les exaspérant nos modes et nos comportements. Le déséquilibre de ce monde sous-développé est tel que le directeur gagne en un mois ce que le paysan gagne en une vie. Les plus nobles traditions y tournent en prolifération cancéreuse : l'hospitalité en parasitisme, la dot en marchandage. On rêve d'usines fumantes en pratiquant une usure qui arrête tout investissement national.

Ces phénomènes-là, nous ne les exorciserons pas par des dons. Ils relèvent d'une autre thérapeutique, celle du développement. Création d'industries si on prend les nécessaires précautions pour que celles-ci ne suscitent pas de nouveaux déséquilibres, c'est-à-dire, le plus souvent, en assurant un développement agricole préalable. C'est un point sur lequel je souhaiterais revenir plus longuement un  prochain jour. Mais avant tout, réforme morale et psychologique qui crée les nécessaires structures d'accueil. Qu'on apprenne à penser non plus en termes d'idéologie politique, mais dans le langage concret de l'économie. Qu'on mette l'accent beaucoup moins sur les réalisations spectaculaires, mais sur la réforme des circuits de distribution, qu'on substitue surtout à l'opium nationaliste le patriotisme avec ce qu'il implique de sacrifice afin que l'usure et l'évasion des capitaux ne stérilisent plus l'épargne et n'arrêtent pas l'investissement. N'insistons pas : la thérapeutique est à présent clairement connue.

À ce prix, ces pays ne deviendront sans doute pas pléthoriques, certes (qu'ils détournent les yeux du mirage américain !), mais ce serait déjà un gain appréciable pour la civilisation et pour la paix si, de sous-développés, ils devenaient pauvres. Quand agonise la société de consommation, ils nous donneraient peut-être alors la leçon que nous attendons.

 


48 À ce sujet des « jardins d'enfants », structure de refus exigée par le snobisme, le Professeur Dumont remarque que tout cet appareillage séduisant est importé, grevant d'un poids inutile une balance toujours déséquilibrée : si « jardins d'enfants » il doit y avoir, qu'on les équipe d'un matériel de bambou qui, au moins, donnerait du travail à l'artisanat.